*Cet article a été publié en anglais le 17 février. Cliquez ici pour lire la version originale.*
La révolution russe de 1917 a eu lieu lorsque les pressions refoulées d’un changement économique et social rapide étaient réprimées par une monarchie absolutiste vivant dans une bulle résistante à la réforme. L’entrée inutile de la Russie dans une guerre destructrice entre les puissances européennes a accéléré la désaffection du public. Une démocratie parlementaire sociale-démocrate s’est ensuite écroulée devant une minorité de militants radicaux parce qu’ils étaient les seuls à être organisés avec des objectifs clairs. Au fur et à mesure que les institutions s’effondraient, les gens épuisés ont donné le pouvoir aux bolcheviks parce qu’ils espéraient l’ordre et la stabilité, aussi durs soient-ils.
C’est ainsi qu’a commencé un cauchemar totalitaire qui a infligé une forme de syndrome de stress post-traumatique de masse à la société. L’Union soviétique est devenue une superpuissance dans un monde divisé, mais son État policier a enlisé le pays dans la stagnation et le dysfonctionnement.
En 1962, Peter Reddaway, politologue britannique et expert de l’Union soviétique, prévoyait « une nouvelle révolution comme seule issue, dans 30 ans ».
Vingt-trois ans plus tard, Mikhail Gorbatchev a lancé une révolution, pour réformer un autre système dysfonctionnel. Mais Gorbatchev était également motivé par la nécessité d’alléger le fardeau des citoyens face aux crimes massifs que le régime avait commis contre eux durant trois générations. La glasnost et la perestroïka de Gorbatchev ont tout chamboulé. Dans un premier temps, les citoyens euphoriques ont célébré ne plus avoir à craindre les cognements de portes du KGB à 3 heures du matin. Ils ont fait la queue pendant des heures pour acheter des journaux, finalement non censurés.
Hélas, les tentatives de Gorbatchev pour transformer radicalement les principes d’organisation et de fonctionnement de la société se sont heurtées à une triste réalité : personne – encore moins les experts occidentaux – ne savait comment créer rapidement et sans perturbation excessive une démocratie et une économie de marché à partir des ruines du totalitarisme.
Le soutien du public aux réformes de Gorbatchev a fondu. Sans aide matérielle adéquate de la part des pays occidentaux, face aux aspirations nationalistes de l’empire soviétique et à la pression du président russe nouvellement élu Boris Eltsine, Gorbatchev, le dernier dirigeant de l’Union soviétique, a annoncé sa démission le 25 décembre 1991. L’Union soviétique s’est officiellement dissoute quelques jours plus tard.
La quête acharnée d’Eltsine visant la démocratie russe et une économie libre via la « thérapie de choc » a abouti à ce que le journaliste David Remnick a qualifié de « fiasco de la vie quotidienne ». Les Russes étaient peut-être libres, mais beaucoup se sont sentis abandonnés.
Lors d’une visite à Moscou en 1995, le président tchèque Václav Havel m’a demandé, de manière quelque peu sardonique, comment se déroulait la révolution démocratique. J’ai répondu par des mots encourageants, auxquels l’ancien dissident antisoviétique a répondu : « 60 ans ». Des années plus tard, j’ai appris qu’il citait le politologue britannique Ralf Dahrendorf, qui affirmait que si les réformes constitutionnelles d’une nouvelle démocratie pouvaient prendre six mois et la réforme économique six ans, 60 ans suffisaient à peine pour changer les mentalités. Et c’est ça qui compte le plus. Comme l’a écrit Thomas Carothers, juriste à Carnegie, « Il ne s’agit pas de tribunaux et de lois, mais de ce qui se passe dans la tête des citoyens ».
La déception des Russes, qui sont un peuple talentueux, a été vive. « Pourquoi ne pouvons-nous pas être normaux ? », débattait un panel télévisé de Moscou en octobre 1993, après qu’un coup d’État manqué et un week-end de violence aient traumatisé la ville.
Lorsque Vladimir Poutine a succédé à Boris Eltsine le soir du Nouvel An 1999, il s’est concentré sur le rétablissement de la sécurité. En retour, il a demandé une période de « calme ». « Nous n’avons pas besoin de grands bouleversements », a-t-il déclaré. « Nous avons besoin d’une grande Russie. » Dans la célèbre « hiérarchie des besoins » d’Abraham Maslow, la sûreté, la sécurité et la prévisibilité sont au sommet.
Poutine a tenu ses promesses, élevant le niveau de vie et restaurant la fierté nationale après la décennie d’humiliation qui a suivi l’éclatement de l’Union soviétique. Mais il a rompu la seule promesse concrète faite dans son premier discours présidentiel, celle de préserver la nouvelle démocratie russe.
Que s’est-il passé?
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L’ascension de Poutine à partir d’une obscure affectation du KGB à Dresde jusqu’au pouvoir suprême est vivement débattue. Certains soutiennent qu’il faisait partie d’un plan du KGB datant d’avant la chute du mur de Berlin et visant à détourner d’importants revenus de l’État pour permettre au personnel des services de sécurité (« siloviki ») de garder le contrôle alors même que Gorbatchev était en train de changer l’URSS.
Poutine est retourné en Russie et a repris sa vie civile en 1990, s’installant dans sa ville natale de Leningrad, qui allait bientôt reprendre le nom de Saint-Pétersbourg, de l’époque de l’Empire russe. L’euphorie émancipatrice de l’ancienne capitale impériale avait fait place à la dégradation sociale et économique et à la criminalité. La méfiance de Poutine à l’égard de la révolution s’est accentuée. Vice-président du conseil municipal, théoriquement réformiste, il a peut-être favorisé la collaboration entre un ancien réseau du KGB et les clans criminels qui contrôlaient le port et d’autres sources de revenus. Certains prétendent aujourd’hui que c’était là un modèle pour son éventuel gouvernement de la Russie.
« Vladimir Poutine m’a impressionné en tant que professionnel exceptionnellement compétent en transition vers la fonction publique dans une démocratie naissante qu’il ne comprenait pas vraiment »
J’ai rencontré Vladimir Poutine à l’époque pour tenter de rassurer des hommes d’affaires canadiens idéalistes intimidés par des voyous. Il m’a impressionné en tant que professionnel exceptionnellement compétent en transition vers le secteur public dans une démocratie naissante qu’il ne comprenait pas vraiment.
L’équipe du président russe Boris Eltsine a ensuite recruté Poutine. Il a déménagé à Moscou, où sa réputation pour sa grande compétence, son efficacité, sa loyauté et sa capacité à ne rien demander pour lui-même l’a propulsé vers le sommet, persuadant finalement la famille d’Eltsine, qu’il était le successeur idéal pour sauver le régime.
En tant que président, Poutine a tendu la main à l’Occident et surtout aux États-Unis, notamment après les attentats terroristes du 11 septembre. Mais il s’est senti repoussé, et de même, la Russie rejetée et diminuée. Il s’est tourné vers un nationalisme truculent enraciné dans des valeurs ravivées d’orthodoxie orientale conservatrice. Il s’est mis à retrécir systématiquement le cadre démocratique de la Russie tout en étiquetant les manifestants comme des ingrats.
Mais après une décennie sous Poutine, lassés d’être tenus dans un état embryonnaire sur le plan politique, les professionnels et la classe moyenne urbaine ont également estimé qu’ils méritaient un pays davantage “normal”, comme l’aspirait le panel télévisuel en 1993.
En 2011 et 2012, les protestations concernant le retour de Poutine à la présidence (il a été premier ministre de 2008 à 2012) et les élections parlementaires évidemment truquées, ont rempli les rues de Moscou et ont secoué Poutine. Il a doublé sa présence, excluant complètement de la vie politique les opposants réformistes qu’il qualifiait de pantins occidentaux.
Cependant, la colère du peuple n’était pas seulement dirigée contre le déclin démocratique de la Russie. La richesse en pétrole et en gaz avait alimenté la croissance économique de la Russie. Mais il était de plus en plus évident qu’un réseau de caïds-oligarques, issues pour la plupart de l’époque de Poutine à Saint-Pétersbourg, avait pris une longueur d’avance sur tous les autres, par le biais d’intimidations et de magouilles internes.
Un consortium de privilèges et de pouvoir malveillant avait transformé la seconde révolution morale de Gorbatchev contre le pire du communisme en le pire du capitalisme. Au sommet de ce soi-disant « pouvoir vertical » se trouvait l’anti-révolutionnaire Poutine, validant l’adage de Lord Acton selon lequel « le pouvoir tend à corrompre, et le pouvoir absolu corrompt absolument “.
Poutine a conservé sa popularité auprès de nombreux Russes grâce à une politique étrangère nationaliste qui s’est retournée contre les États-Unis. Lorsque des manifestations massives en Ukraine ont poussé le président pro-russe du pays, Viktor Ianoukovitch, à quitter ses fonctions en 2014, Poutine a converti une perte en une prise facilement improvisée de la péninsule de Crimée, historiquement russe.
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A cette époque, un jeune et charismatique avocat nationaliste de droite était entré sur la scène politique russe. L’activiste Alexei Navalny démontrait une forte opposition ethnique à l’immigration non russe. Mais il est rapidement devenu un leader populaire grâce à une campagne basée sur des preuves contre les méfaits de la corruption oligarchique du régime. Son nationalisme le différenciait des réformateurs démocratiques habituels associés au chaos des années 1990.
Privé de l’accès à la télévision d’État propagandiste qui ne diffuse même pas de reportages sur lui, Navalny s’est construit une présence médiatique en ligne de son propre chef. Une vidéo qu’il a publiée et qui montre un « palais » absurde d’un milliard de dollars prétendument construit pour Poutine par des milliardaires a été visionnée plus de 100 millions de fois, dépassant largement la popularité de la chaîne publique Channel One.
La corruption est un thème que tous les Russes reconnaissent, plutôt que les normes et valeurs culturelles des démocraties occidentales qui ont été dévalorisées aux yeux des Russes par le triste spectacle de Donald Trump. Le défi de Navalny envers l’autorité vient s’ajouter à la consternation du peuple face à une économie stagnante et à sa frustration croissante face aux mensonges incessants de l’État.
« Navalny représente une menace existentielle pour la légitimité et le pouvoir de Poutine, ses acolytes et tout le système pourri. C’est pourquoi l’État a essayé de le tuer. »
Navalny n’est pas du genre à rafistoler les réformes. En mettant les Russes au défi d’imaginer « Rossiya bez Putina », « la Russie sans Poutine », il représente une menace plus existentielle pour la légitimité et le pouvoir de Poutine, ses acolytes et tout le système pourri. C’est pourquoi l’État a tenté de le tuer.
L’été dernier, Navalny, a été empoisonné par un agent neurotoxique Novichok et est tombé gravement malade lors d’un vol vers Moscou. Le Kremlin, sans surprise, nie toute responsabilité – bien que les autorités russes aient refusé d’enquêter parce que, disent-elles, il n’existe aucune preuve solide qu’un crime a été commis.
Ayant d’abord eu la témérité de survivre, Navalny a trompé les responsables de la sécurité de l’État en leur faisant avouer le crime lors d’un appel téléphonique mis en scène et enregistré. Navalny a ensuite fait une chose incroyablement courageuse en janvier en retournant en Russie. Il a rapidement été arrêté sur de fausses accusations et condamné à deux ans et demi de prison. Navalny s’est moqué de Poutine au tribunal. « Un homme caché dans un bunker », l’appelait-il, et « Vladimir l’empoisonneur de sous-vêtements » – une référence à la preuve que l’agent neurotoxique a été placé dans les sous-vêtements de Navalny.
Le but de Navalny est de canaliser sa bravoure vers la population. Des protestations ont en effet éclaté à travers la Russie, laissant Poutine à nouveau dans les pattes de cet adversaire imprévisible qui ne cesse d’augmenter la mise.
Masha Gessen, journaliste russe et critique de longue date de la politique poutinienne, ne croit pas que Navalny puisse faire tomber Poutine. Le changement, selon Mme Gessen, viendra plus probablement de l’intérieur du régime que de la rue. Mais les initiés du régime peuvent aussi mesurer l’opinion publique. Une bataille des esprits est en cours. Les élections parlementaires de septembre mettront à l’épreuve le soutien de la population. Tous ceux qui se souviennent du chaos et de la pauvreté des années 1990 vont-ils continuer à soutenir Poutine ?
Nombreux sont ceux qui en ont assez. Les manifestants d’aujourd’hui sont pour la plupart d’âge mûr et, grâce à la capacité d’organisation sans précédent de Navalny, ils sont répartis dans plus de 100 villes. Le courage de Navalny offre un contrepoids à la « résignation et à l’impuissance » du public, dont dépend, selon le rédacteur en chef de l’Economist, Arkady Ostrovsky, les services de sécurité de Poutine.
Navalny incarcéré évoque le personnage connu sous le nom de « Z » dans le film de 1969 de Costa-Gavras qui raconte l’histoire d’un martyr dans la lutte contre la dictature ; il sera physiquement en prison, mais pratiquement partout. Pendant ce temps, la crédibilité de Poutine décline. Dans sa bulle, il ne peut entendre les citoyens se moquer de ses excès et de ses prétentions ni savourer le défi de Navalny à l’endroit de la cour de justice.
Le changement est inévitable. C’est aux Russes qu’il appartient de décider comment il se produira, et non aux étrangers. Mais on peut penser au tsar condamné Nicolas II, isolé dans son palais. Quand la révolution a eu lieu à l’époque, elle s’est produite d’un seul coup.