En 1992, Francis Fukuyama affirmait que «la démocratie libérale constitue le point final de l’évolution idéologique de l’humanité et la forme finale de gouvernement humain ».
Trente ans plus tard, le Capitol américain, un des symboles démocratiques les plus puissants du monde, est envahi par des séditieux provoqués par le président sortant. Mais si ces images étaient particulièrement choquantes, depuis un certain temps, la démocratie libérale bat en retrait à travers le monde. Ses institutions s’érodent progressivement, souvent sous une apparence de légalité.
L’Institut V-Dem de l’Université de Gothenburg a développé une des plus importantes bases de données sur la démocratie au niveau mondial, fondées sur les connaissances de 3000 experts. Dans son rapport de 2020, V-Dem parle d’une « troisième vague d’autocratisation ».
« Pour la première fois depuis 2001, les autocraties sont majoritaires : 92 pays – où vivent 54% de la population mondiale. »
Le revers de fortune des démocraties contemporaines
Moins de trente ans après la prévision de Fukuyama, comment expliquer le déclin de la démocratie libérale ?
Les inégalités économiques ne cessent de croitre. La mondialisation, la technologie et les défis écologiques transforment les secteurs industriels, lorsqu’ils ne les déciment pas carrément. Les délocalisations, les fermetures d’usines et les pertes d’emplois frappent de front les travailleurs, desquels émerge un sentiment de perte et d’abandon. À leurs perspectives économiques noircissantes s’ajoutent la dislocation de leur communauté, l’absence d’appartenance sociale, et la perte d’identité et de pouvoir sur leur vie.
Trop souvent, la corruption, le pouvoir des élites financières et des groupes d’intérêts exercent une influence démesurée sur les décisions du gouvernement, détournant ainsi la représentation légitime du peuple et alimentant le cynisme. De plus en plus, une partie importante des classes populaires et des classes moyennes se sent ignorée, voire trahie et mal représentée.
« Le résultat est clair : nombreux sont les citoyens qui ne croient plus que la démocratie serve leurs intérêts. On les retrouve en plus grand nombre à appuyer des politiciens populistes qui leur promettent des solutions simples, tout en pointant du doigt des boucs émissaires. »
À cette situation désespérée sont venus s’ajouter les réseaux sociaux. Autant ont-ils facilité certaines révolutions démocratiques dans le monde, ils sont devenus facteurs déstabilisateurs dans plusieurs démocraties libérales. À l’origine, l’accessibilité et la puissance de ces technologies étaient telles que l’on y voyait un nouveau cheval de bataille pour la démocratie et la prospérité. Plutôt, elles servent à accélérer la polarisation politique et la fragmentation sociale, en partie en raison des silos d’informations érigés sur les réseaux sociaux, et la désinformation qu’on y véhicule.
Le résultat est clair : nombreux sont les citoyens qui ne croient plus que la démocratie serve leurs intérêts. On les retrouve en plus grand nombre à appuyer des politiciens populistes qui leur promettent des solutions simples, tout en pointant du doigt des boucs émissaires.
Création d’un Forum démocratique mondial
Malgré cela, la démocratie libérale demeure, dans les mots de Winston Churchill, « le pire système de gouvernance, à l’exception de tous les autres qui ont été essayés de temps en temps ». Et donc, celui sur lequel miser.
Toutefois, ces structures ne sont pas immuables. En fait, elles sont bien souvent mal adaptées où elles ont été imposées. On doit les moderniser pour rebâtir leur légitimité et s’attaquer aux racines de la crise de confiance globale à leur endroit, trop souvent exploitée par des politiciens populistes à la poursuite du pouvoir.
Cela m’amène à suggérer un Forum démocratique mondial s’inspirant du Forum économique mondial de Davos.
« Le Forum démocratique mondial réunirait les décideurs politiques, les représentants des médias traditionnels et des médias sociaux, jeunes, experts et universitaires, activistes et représentants de la société civile à l’échelle mondiale ayant tous en commun le respect des valeurs démocratiques définies dans un manifeste. »
De leur côté, les activités du Forum économique se déroulent à l’intersection de trois domaines d’intervention : maîtriser la quatrième révolution industrielle, résoudre les problèmes des ressources communes de la planète qui nécessitent un consensus mondial, et aborder les problèmes de sécurité mondiaux.
Le Forum démocratique mondial réunirait les décideurs politiques, les représentants des médias traditionnels et des médias sociaux, jeunes, experts et universitaires, activistes et représentants de la société civile à l’échelle mondiale ayant tous en commun le respect des valeurs démocratiques définies dans un manifeste. Il ciblerait lui, le renforcement des institutions démocratiques et la relation entre les systèmes démocratiques et le progrès économique nécessaire à leur succès.
Chantiers de travail
Au cours du dernier siècle, la démocratie libérale a démontré qu’elle pouvait créer de meilleures opportunités pour la croissance économique et le progrès social que les régimes autoritaires. Aujourd’hui, plusieurs démocraties peinent à maintenir le niveau de vie de leurs citoyens. Par conséquent, la croissance économique sans démocratie est devenue un modèle alternatif. C’est le cas bien connu de la Chine. D’autres pays, comme le Vietnam ou Singapour ont répliqué ce modèle de gouvernance avec un certain succès.
Le FDM devrait donc réfléchir aux causes de la fracture entre les démocraties et la prospérité qu’ils sont censés générer. Plus encore, explorer des pistes de solutions pour que la promotion de la démocratie intègre des méthodes innovatrices de développement économique des communautés et de partage équitable des richesses.
Plusieurs autres chantiers de coopération sont déjà entamés.
Les citoyennes et citoyens du monde entier veulent activement contribuer aux décisions pouvant avoir des conséquences sur leur vie. En Amérique et dans les Caraïbes, plusieurs parlements ont pris des initiatives pour encourager la participation citoyenne dans le processus législatif. Au Costa Rica, par exemple, un groupe de citoyens avec le soutien de 5% des électeurs inscrits peut présenter une proposition législative avec le soutien technique du bureau de participation citoyenne de l’Assemblée législative.
Ou prenez ParlAmericas, une institution qui regroupe 35 assemblées législatives des Amériques et des Caraïbes. Entre autres, elles font la promotion de la participation citoyenne dans les processus décisionnels législatifs. Le FDM pourrait analyser l’impact de ces initiatives et élargir à la largeur du globe la réflexion et l’innovation.
Pour neutraliser le populisme, il faut donner plus de contrôle aux gens. La participation citoyenne dans la démocratie représentative est une piste de solution qui mériterait l’intérêt du FDM.
Dans plusieurs pays, c’est la corruption qui affecte sérieusement la légitimité de la démocratie parlementaire. La société civile a un rôle important à jouer pour la combattre. Au Chili, la Fundacion Ciudadana Inteligente a mis en place Chilileak – une plateforme sécurisée pour signaler de manière anonyme les cas de corruption, en particulier de personnes exerçant des fonctions publiques. Chilileak obtient toute l’information pertinente et s’occupe de remettre le dossier à un journaliste d’enquête.
Le FDM serait l’endroit idéal pour partager ce type de meilleures pratiques anticorruption.
Finalement, le déclin des taux d’adhésion aux partis politiques, la réduction du taux de votation, et la perception négative des acteurs politiques sont bien documentés. Dans ce contexte, les structures politiques sont beaucoup plus vulnérables au contrôle des partis par des groupes radicaux, à la corruption et à l’émergence de partis populistes. Le FDM pourrait aborder ces questions : Le rôle du politicien doit-il changer ? Comment le système des partis doit-il être réformé afin d’améliorer la communication et la mobilisation ? Quelles réformes électorales inciteraient la participation citoyenne tout en rebâtissant leur lien de confiance avec leurs élus ?
Une opportunité pour le Canada
Au fil des ans, le Canada a accordé très peu d’importance au soutien de la démocratie dans le monde, alors que les États-Unis y ont investi des milliards de dollars. Aujourd’hui, les États-Unis sont eux-mêmes polarisés et enflammés, au point de risquer de verser dans l’autocratisation et la violence.
Au Canada, peu importe les allégeances politiques, le populisme et l’extrême polarisation ne se sont pas taillé la même place. Notre diversité et surtout son acceptation sociale demeurent un modèle pour l’humanité. Nos valeurs démocratiques sont encore fortement appuyées de l’est à l’ouest du pays.
Le Canada est donc bien placé pour assumer le leadership dans la création d’un « Forum démocratique mondial » visant à réformer la démocratie libérale et faire échec à la montée du populisme et des autocraties dans le monde.