En juillet dernier, la Cour fédérale du Canada a jugé inconstitutionnelle l’Entente sur les tiers pays sûrs (ETPS), l’entente qui permet au Canada de renvoyer aux États-Unis des demandeurs du statut de réfugié se présentant à la frontière canado-américaine, en dépit du risque que ceux-ci se retrouvent en détention et éventuellement expulsés vers leur pays d’origine sans que leur demande ne soit évaluée.
Le gouvernement canadien a porté la cause en appel et la Cour d’appel fédérale s’est finalement rangée de son côté. Cette dernière n’a trouvé aucune preuve que le traitement des personnes renvoyées aux États-Unis depuis la frontière canado-américaine « choque la conscience », un terme faisant référence au critère juridique utilisé afin d’évaluer si une déportation est contraire aux principes de justice fondamentale émanant de la Charte canadienne des droits et libertés (ci-après Charte).
La cour est arrivée à cette conclusion malgré les témoignages de dix individus qui ont été référés par des agents des douanes canadiennes au système d’immigration américain et en dépit de preuves considérables d’experts exposant la détention immédiate et automatique des demandeurs et les conditions lamentables des centres de détention américains. Essentiellement, la Cour d’appel fédérale n’a pas cru qu’envoyer une personne dans un lieu de détention ressemblant une prison, où elle est susceptible de subir des violences sexuelles ou d’être placée en isolement, représentait une violation de la Charte.
Or, lorsque la Cour fédérale du Canada a déclaré l’ETPS inconstitutionnelle, elle s’était basée sur des preuves telles que celles provenant du témoignage de l’appelante Nedira Jemal Mustefa, une demandeuse d’asile de l’Éthiopie. Cette dernière avait décrit ce qu’elle considérait comme « une expérience terrifiante, aliénante et psychologiquement traumatisante ». Elle a affirmé avoir été placée en isolement et transférée dans une unité où régnait un « froid glacial », sans couverture. On lui a donné du porc lors des repas, malgré ses croyances religieuses, et elle a été détenue parmi des criminels incarcérés.
Dans une déclaration commune rendue publique après l’arrêt de la Cour d’appel, le ministre de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté Marco Mendicino et le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile Bill Blair ont affirmé que le Canada « demeure fermement déterminé à maintenir un système de protection des réfugiés juste et compatissant, et l’ETPS demeure un moyen global pour le traitement compatissant, équitable et ordonné des demandes d’asile à la frontière terrestre entre le Canada et les États-Unis ».
L’ETPS est un affront aux obligations en droit international que le Canada prétend respecter et les demandeurs dans cette affaire feront appel de la décision devant la Cour suprême du Canada. En attendant, le Canada devrait faire la bonne chose et suspendre l’entente.
Les obligations internationales et constitutionnelles du Canada
En vertu du droit interne et international, les politiques canadiennes concernant les réfugiés ne peuvent violer les traités internationaux tels que la Convention relative au statut des réfugiés ou la Convention contre la torture. Ainsi, le Canada ne peut pas, directement ou indirectement, enfreindre le principe de non-refoulement, qui empêche la déportation de personnes vers des pays où elles risquent d’être victimes de torture ou de persécutions.
Remplir ces obligations signifie que lorsque des partenariats de « responsabilité commune » entre deux États sont établis, il incombe aux deux pays de s’assurer que lorsqu’une personne est renvoyée vers son pays d’origine, elle ne risque pas d’être torturée ni persécutée. Le système américain de détermination du statut de réfugié présente des lacunes préoccupantes qui non seulement violent le droit international, mais, selon la Cour fédérale, violent également la Charte des droits et des libertés.
En invalidant la décision du tribunal inférieur, la Cour d’appel fédérale s’est concentrée sur la façon dont le gouvernement canadien détermine si les États-Unis sont un tiers pays sûr. C’est grâce à cette appellation que le Canada et les États-Unis peuvent gérer conjointement les demandes des réfugiés à notre frontière commune. Mais les preuves écartées par la Cour d’appel fédérale documentent un système d’immigration américain qui, selon certains avocats internationaux, perpétue des crimes contre l’humanité.
Les politiques et pratiques américaines incluent des détentions arbitraires, des enfants séparés de leurs parents – dont plusieurs ont été abusés sexuellement et des centaines sont portés disparus –, des procédures médicales forcées et injustifiées et des conditions de détention inhumaines, comme laisser des femmes et des enfants dans des cages ou des cellules glaciales sans même leur fournir savon ou brosses à dents.
Ces pratiques n’ont pas commencé ni pris fin sous la présidence de Donald Trump. Plutôt, elles font partie d’une politique continue afin de décourager l’immigration, même celle des personnes fuyant les violences et les persécutions qui, souvent, sont les conséquences de la politique étrangère américaine, par exemple, le soutien accordé aux régimes militaires de droite en Amérique centrale dans le passé, qui a entraîné une génération de réfugiés fuyant l’oppression et les conflits .
Les premiers pas de Joe Biden à la présidence n’ont pas encore engendré de changements dans les pratiques américaines en immigration. Des enfants sont toujours détenus dans des conditions inhumaines et des centaines de milliers de migrants ont été refoulés depuis janvier 2021.
“L’entêtement du gouvernement canadien à continuer de caractériser l’ETPS de compatissante est inexplicable.”
Par ailleurs, les États-Unis ont des critères encore plus stricts que le Canada pour déterminer le statut d’un réfugié. En effet, les autorités américaines expulsent régulièrement des femmes fuyant la persécution fondée sur le genre et des gens se sauvant de la violence de gangs.
Au Canada, ces personnes pourraient se voir octroyer l’asile. Selon une récente enquête de Human Rights Watch, des centaines de personnes déportées des États-Unis vers le Salvador ont été tuées, victimes de violences sexuelles ou autres, torturées, ou sont portées disparues.
Dans ce contexte, l’entêtement du gouvernement canadien à continuer de caractériser l’ETPS de compatissante est inexplicable.
Le Canada n’a pas de crise de réfugiés
Non seulement la frontière canadienne est bien équipée afin de traiter les demandes d’asile, mais elle fait également face à un nombre relativement limité de demandeurs d’asile comparativement à d’autres pays. En effet, le Canada accueille en moyenne moins de 0,3 pour cent des réfugiés mondiaux. Depuis janvier 2021, environ 500 demandeurs d’asile se sont présentés aux frontières terrestres canadiennes, et moins de 9 000 ont présenté une demande semblable l’an dernier. À son plus fort en 2018, le Canada a seulement vu 40 000 demandeurs d’asile se présenter par voie terrestre, ce qui à ce moment représentait environ 0,1 pour cent de la population canadienne totale.
En remplissant nos obligations internationales, nous ne devrions pas remettre notre responsabilité aux mains d’un État qui ne respecte pas les normes minimales en matière de détermination du statut de réfugié. Nous devrions utiliser les systèmes que nous avons mis en place – des systèmes qui s’imposent désormais comme des références à travers le monde – et évaluer nous-mêmes si les personnes qui se présentent devant nous sont des réfugiés. Le Canada n’a jamais accordé un tel pouvoir décisionnel à un autre état dans un domaine relevant de notre juridiction.
La suite des choses
L’arrêt de la Cour d’appel fédérale n’est pas le dernier chapitre de cette saga. Les demandeurs et les avocats représentant le Conseil canadien pour les réfugiés, Amnistie internationale et le Conseil canadien des Églises porteront la cause jusque devant la Cour suprême du Canada.
En attendant, le Canada a une occasion de rendre justice à sa rhétorique en suspendant l’ETPS. Le gouvernement fédéral a défendu à juste titre la justice et la responsabilité des États à l’étranger, reconnaissant la souffrance qui oblige les gens à fuir leur foyer. Mais en s’érigeant comme champion du droit international, le Canada ne peut faire une exception pour lui-même.
Le premier ministre Justin Trudeau a publiquement réitéré notre « responsabilité morale d’aider les réfugiés […] à trouver un chez-soi sûr où ils pourront avoir une nouvelle vie ». Durant la pandémie, le Canada a également reconnu les dangers pour la santé publique de contracter la COVID-19 dans les prisons et a procédé à la libération d’un nombre important de détenus de l’immigration du système de détention canadien. L’ETPS est l’antithèse de ces valeurs. Alors que la réforme américaine de l’immigration stagne et que la pandémie de la COVID-19 augmente les dangers sanitaires liés à la détention, cette entente risque de porter préjudice à des individus de manière durable et permanente.