Haïti : Un carnaval sur fond de crise

Rendez-vous dans les rues de Jacmel, où les manifestations succèdent aux défilés.

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4 March, 2021
En plus de Gran Lakou, la troupe de danse traditionnelle Explosion a aussi pris part défilé du carnaval de Jacmel, en Haïti, le mois dernier, mais la plupart des troupes de l’extérieur n’ont pas fait le déplacement. Photo: Etienne Côté-Paluck

Un président qui s’agrippe à sa cinquième année au pouvoir, des milliers de manifestants dans les rues, un juge emprisonné : Haïti traverse de nouveau une crise politique. Est-ce que le Canada participera encore une fois au financement des élections à venir? Appelée à réagir à la situation par courriel, Affaires mondiales Canada se dit « préoccupée par la détérioration de la sécurité et les violations des droits de la personne dans le pays ». Le Canada « évalue » toujours la possibilité de financer les élections législatives et présidentielles à l’automne, mais ne participera pas à la réforme constitutionnelle annoncée par le président Jovenel Moïse.

À Jacmel, petite ville de la côte sud du pays, les artistes du Carnaval ont décidé malgré tout de prendre la rue le mois dernier pour leur plus importante performance de l’année. Jameau, Ernst et Henri en ont profité pour discuter de leur expérience et de la situation politique du pays.

La danseuse Lady J (devant) et la troupe de danse traditionnelle Gran Lakou lors du défilé du carnaval national d’Haïti à Jacmel le mois dernier. Leur chorégraphie visait à mettre en valeur cette année le travail des marchandes et de la production agricole nationale symbolisés par des grains de maïs. Photo: Jean Paul Saint Fleur

[Jacmel, Haïti] Nouvellement inscrite dans une école de mode de Jacmel, la danseuse professionnelle de 24 ans Jameau Guerdy, alias Lady-J, est heureuse d’avoir quitté Port-au-Prince l’an dernier. Sa mère pense peut-être la rejoindre si la situation ne s’apaise pas bientôt dans son quartier de la capitale.

« Ma mère a toujours des enfants à sa charge et elle croit que ce n’est pas un environnement pour les élever », raconte la danseuse de la troupe Gran Lakou. Selon un rapport de l’ONU publié la semaine dernière, 70 enlèvements ont été signalés en Haïti entre septembre et décembre, principalement à Port-au-Prince.

La pandémie covid-19 a fait officiellement 250 décès en Haïti. Après un confinement et un couvre-feu au printemps et à l’été, le pays a repris ses activités. Si le masque est encore obligatoire dans de nombreux endroits fermés, les écoles ont rouvert, pour la plupart, depuis le mois d’août.

Les gens ont maintenant peur de traverser certains tronçons de route pour sortir de la capitale. Les touristes ont donc été pratiquement absents au carnaval de Jacmel cette année.

La crise du 7 février, jour de carnaval

Le hasard du calendrier a voulu cette année que le carnaval officiel de Jacmel se déroule le 7 février, date très symbolique en Haïti. En 1986, le régime tortionnaire des Duvalier père et fils a pris fin un 7 février. Et c’est à cette date, selon la constitution démocratique établie l’année suivante, que doivent entrer en fonction les nouveaux présidents élus.

En 2015, un premier scrutin présidentiel remporté par Jovenel Moïse a été très contesté. Un gouvernement de transition a été mis sur pieds et a organisé une nouvelle élection l’année suivante, confirmant le premier résultat. Par contre, comme Jovenel Moïse n’était pas à la présidence durant cette période de 12 mois, il réclame maintenant la cinquième année prévue à son mandat, selon lui jusqu’au 7 février 2022. L’opposition politique et une bonne partie des organisations de la société civile croient plutôt que cette année de transition doit être soustraite à son mandat, puisque la constitution prévoit des élections à date fixe.

Pour Cléberson Jean-Louis, qui enseigne le droit administratif de l’Université d’État d’Haïti, la solution est politique. Les acteurs doivent se parler et trouver une sortie de crise, puisque la constitution est ambigüe face à une telle situation tout à fait exceptionnelle.

« On ne peut pas recourir au droit dans le contexte actuel pour résoudre ce problème », résume-t-il par téléphone depuis Port-au-Prince.

Un Conseil constitutionnel aurait dû trancher, mais il n’a jamais été mis sur pieds. Le parlement, qui aurait pu clarifier l’interprétation de la constitution, est caduc depuis l’an dernier parce que l’administration actuelle n’a pas réussi à organiser des élections législatives dans les temps.

Pour l’instant, comme la présence au pouvoir du président Jovenel Moïse est elle-même remise en question, peu de leaders de l’opposition acceptent de négocier avec lui, ou même de lui parler. Le pays se trouve dans une impasse : qui aura assez de légitimité pour organiser les prochaines élections ?

Impasse sur l’organisation des scrutins

Pour les trois artistes rencontrés à Jacmel, le président Jovenel Moïse n’est plus vraiment à sa place. Cependant, la proposition d’une transition destinée à organiser des élections, menée par des politiciens de l’opposition, ne fait pas meilleure figure à leurs yeux.

« Je ne veux pas que Jovenel organise les prochaines élections, explique Lady-J de la troupe de danse Gran Lakou, mais je ne veux pas que ce soit l’opposition non plus. Depuis que les politiciens ont de l’argent, il reste dans leurs poches. »

L’artiste plasticien Payen Ernst, sur la plage de Jacmel.

Assis sur un tabouret, les pieds dans le sable lui aussi, l’artiste plasticien Ernst Payen, mi-trentaine, est encore plus sévère envers le président. Il a défilé durant le carnaval de Jacmel avec deux grandes sculptures de papier mâché ayant pour thème le reboisement.

« Selon moi, le mandat de Jovenel est déjà terminé. Il faut que l’État organise des élections. Mais je ne donnerai pas plus mon argent aux autres politiciens. »

Toute la classe politique du pays est partie prenante à la mauvaise gouvernance, selon lui.

Il prend l’exemple du nouvel hôpital de Jacmel, dont la construction a été financée en grande partie par la Croix-Rouge canadienne à la suite du séisme de 2010.

« Le Canada a donné à Jacmel un beau bâtiment, mais il est mal géré. » – Ernst Payen, artiste de carnaval, à propos de l’Hôpital Saint Michel de Jacmel, reconstruit en partie par la Croix-Rouge canadienne.

« Il manque de staff et si tu arrives après un accident sans argent, personne ne va t’aider, explique-t-il. Si tu n’as pas d’argent, tu ne vas pas à l’hôpital. »

Le budget alloué au ministère de la Santé Publique et de la Population n’a jamais atteint son niveau de 2012-2013, alors que les besoins sont toujours criants. Dans l’exercice 2020-2021, il a été amputé de plus de moitié par rapport à l’année précédente, tandis que celui réservé au fonctionnement de l’exécutif a continué d’augmenter.

En temps normal au parlement, les sénateurs, souvent aussi hommes d’affaires, détiennent une grande partie de la balance du pouvoir. Les députés et sénateurs doivent approuver les budgets et tous les ministres du gouvernement nommés par le président, ce qui occasionne souvent de longues négociations. Après avoir gouverné sans parlement depuis plus d’un an, Jovenel Moïse souhaite aujourd’hui l’abolition d’une des deux chambres dans sa proposition de constitution.

Henri « Legba » Fritzner, directeur de la troupe de danse traditionnelle haïtienne Gran Lakou de Jacmel. Photo: Jean Paul Saint Fleur

« À l’hôpital de Jacmel, il n’y a pas assez de personnel, pas assez d’infirmières, pas assez de docteurs », résume le troisième artiste présent, Henri « Legba » Fritzner, directeur de la troupe de danse Gran Lakou, dont l’une des missions est aussi l’appui aux communautés LGBTIQ+ de Jacmel.

« Quand tu envoies quelqu’un pour aller te représenter au parlement, tu l’envoies pour l’éducation, pour la santé, pour le logement, mais il te revient souvent avec une voiture blindée et des vitres teintées. On ne peut même plus lui parler. »

« Quand tu envoies quelqu’un pour aller te représenter au parlement, tu l’envoies pour l’éducation, pour la santé, pour le logement, mais il te revient souvent avec une voiture blindée et des vitres teintées. On ne peut même plus lui parler. » – Fritzner « Legba » Henry, directeur de la troupe de danse Gran Lakou. La crise politique actuelle est le résultat de celle de 2016, croit pour sa part le juriste Cléberson Jean-Louis depuis Port-au-Prince, ce qui explique peut-être aussi une certaine perte de confiance dans la nécessité de recourir encore à un gouvernement de transition pour organiser de nouvelles élections.

Cette solution n’est pas constitutionnelle, croit-il, mais pas plus que le plan annoncé par le gouvernement : un référendum pour une nouvelle constitution en juin suivi d’élections avant la fin de l’année.

Le président réplique avec force… et décrets

Le 7 février dernier, alors que l’aube se levait sur le carnaval de Jacmel, à Port-au-Prince, c’était un tout autre spectacle. Grâce aux informations fournies par une nouvelle agence de renseignement justement créée par le président, la police a procédé à 23 arrestations dans la nuit, dont un juge de la plus haute cour du pays. Ces personnes sont accusées par le gouvernement d’avoir fomenté un coup d’État.

La troupe d’amuseurs publics Ati Brino et leur âne déguisé pour le défilé du carnaval de Jacmel le 7 février. Photo: Jean Paul Saint Fleur

Plusieurs associations ou groupes de défense des droits de la personne, dont le Réseau national de défense des droits humains (RNDDH) et la Fédération des barreaux Haïti, répondent qu’au contraire, Jovenel Moïse se maintient illégalement au pouvoir et s’inquiètent de la multiplication des mesures autoritaires. De son côté, le Haut-Commissariat de l’ONU aux droits de l’homme a dénoncé des « circonstances qui peuvent équivaloir à une arrestation illégale ou arbitraire ». Le juge arrêté a été libéré en attente de son procès, mais 17 des 23 accusés du 7 février sont toujours en prison.

La plupart des associations de magistrats du pays entament aussi une troisième semaine de grève pour réclamer entre autres la réintégration de trois juges de la Cour de cassation, dont celui arrêté le 7 février. Ces juges avaient été désignés comme potentiels dirigeants de transition par une partie de l’opposition pour assurer la tête du pays après une éventuelle démission du président. Ils ont tous été mis à la retraite forcée par arrêté présidentiel le lendemain du 7 février pour avoir été impliqués « dans des activités politiques ».

Des manifestants sont confrontés par la police. Crédit : Rachèle Magloire

Depuis un mois, les manifestations antigouvernementales sont redevenues courantes à Port-au-Prince, souvent refoulées avec force par la police nationale. Chaque dimanche depuis le 7 février, des milliers de personnes se donnent rendez-vous dans les rues, dimanche dernier ce sont des pasteurs protestants qui ont lancé l’appel. La police a également perdu le contrôle de certains quartiers de Port-au-Prince, abandonnés depuis plusieurs mois aux mains de jeunes hommes armés. Certains débordements violents de policiers, envers des journalistes notamment, ont aussi été rapportés.

Le Canada « préoccupé » par les violations des droits de la personne

Le gouvernement canadien continue à suivre de très près la situation en Haïti, explique Christelle Chartrand, porte-parole d’Affaires mondiales Canada, contactée par courriel.

« On ne peut pas avoir des élections crédibles dans un contexte pareil, mais les élections sont nécessaires. Il est aussi nécessaire que la solution en soit une qui vienne des acteurs haïtiens de la crise. »

« Nous sommes préoccupés par la détérioration de la sécurité et les violations des droits de la personne dans le pays. » – Christelle Chartrand, porte-parole d’Affaires mondiales Canada

Le Canada évalue actuellement la possibilité de soutenir les élections de l’automne prochain proposées par Jovenel Moïse, précise Mme Chartrand, mais elle rappelle qu’il ne financera pas le processus de réforme constitutionnelle qui doit aboutir, selon le président, à un référendum fin juin.

« Les efforts pour modifier la constitution doivent être menés par et pour toutes les parties prenantes haïtiennes afin de susciter les meilleurs résultats », précise-t-elle. Elle ajoute que « des élections libres, transparentes et crédibles en 2021 sont essentielles pour permettre un renouveau démocratique et un retour à l’ordre constitutionnel, étant donné que le mandat de l’actuel parlement haïtien est arrivé à terme et que le président Moïse gouverne par décret. La réforme constitutionnelle ne devrait pas être une exigence préalable à la tenue d’élections en 2021, ni y faire obstacle. »

Contesté de toutes parts, le président manque de légitimité pour organiser un tel référendum constitutionnel autant que la prochaine élection, estime déjà pour sa part Cléberson Jean-Louis.

C’est cela qui explique que nous sommes vraiment dans une impasse, conclut celui qui enseigne l’administration publique. On ne peut pas avoir des élections crédibles dans un contexte pareil, mais les élections sont nécessaires. Il est aussi nécessaire que la solution en soit une qui vienne des acteurs haïtiens de la crise.

Même si la solution n’est pas encore évidente à l’heure actuelle pour la danseuse Lady-J à Jacmel, elle demande tout de même à la communauté internationale, et particulièrement au Canada, de ne pas « s’en laver les mains » non plus et de se retirer complètement.

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