Les tensions entre l’Ukraine et la Russie ont dominé les discussions lors du récent et tant attendu sommet de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) tenu le 14 juin dernier. La guerre du Donbass dans l’Est ukrainien, l’annexion de la Crimée en 2014, le renforcement militaire de Moscou lors des derniers mois font craindre le pire aux membres de l’organisation qui craignent une ingérence et une expansion russe vers l’Ouest.
Roman Waschuk, jusqu’à tout récemment ambassadeur du Canada en Ukraine et Frédérick Côté, lieutenant-colonel au sein des forces armées canadiennes ayant servi dans le cadre de cette mission, décryptent à la fois les dessous politiques du conflit russo-ukrainien, les besoins sur le terrain et le rôle central du Canada dans la mission d’entraînement visant à développer les capacités des forces de sécurité ukrainienne.
Entretien de Mélanie Loisel
ML- Monsieur Waschuk, vous avez été ambassadeur du Canada en Ukraine de 2014 à 2019 au début même du conflit entre l’Ukraine et la Russie, aviez-vous vu venir l’escalade de violences en Crimée, puis dans la région du Donbass ?
RW : Un an ou deux avant le début du conflit, alors que j’étais ambassadeur en Serbie, je voyais déjà poindre le conflit en Ukraine. On constatait que les méthodes de propagande employées ressemblaient beaucoup à celles utilisées par les Serbes contre les Croates pendant la guerre des Balkans qui a mené à l’éclatement de la Yougoslavie. Ce qu’on lisait dans les médias russes ressemblait plus ou moins aux mêmes lignes de propagande qu’utilisait Slobodan Milosevic. Le président russe, Vladimir Poutine, disait d’ailleurs que les Ukrainiens et les Russes étaient le même peuple. Lors du Sommet de Bucarest en 2008, il a même affirmé au président américain, George Bush, que l’Ukraine n’est pas « un vrai pays. » Avec de telles déclarations, on peut y voir une prémisse au conflit.
ML- Le président Poutine n’a jamais vraiment caché ses intentions de reprendre possession de certains territoires de l’ancienne Union soviétique. Pensiez-vous que la Russie allait intervenir avec autant de force pour reprendre le contrôle d’abord de la Crimée, puis avec difficulté la région du Donbass ?
RW : Lors de son discours du 18 mars 2014, Poutine a rappelé qu’après la révolution de 1917, les bolcheviks ont ajouté des sections du Sud historique de la Russie à la République d’Ukraine. Il a aussi indiqué que quelques années plus tard, la décision de transférer la région de la Crimée à l’Ukraine avait été prise, selon ses dires, en violation des normes constitutionnelles. Avec sa vision plutôt tsariste, Poutine annonçait ses intentions de reprendre du territoire, pas seulement au sein même des frontières du pays, mais en étendant ses frontières. Il dirige le pays de façon autoritaire et c’est ce qui fait en sorte qu’il est prêt à employer tous les moyens pour y parvenir y compris son artillerie militaire. On l’a vu avec la reprise avec force de la Crimée en 2014, et à de nombreuses reprises dans la région du Donbass.
ML- Bien avant ces interventions militaires, Poutine avait quand même l’œil sur certaines parties de l’Ukraine, quels ont été les premiers signes de son intérêt à reprendre ces territoires ?
RW : La révolution orange en 2004 en Ukraine est survenue presque à la même période du retour de Poutine à la tête de la Russie. Cette révolution sociale a été pour lui un premier son de cloche. Il avait peur qu’il y ait une sorte de contagion dans la région. Si la population ukrainienne était en mesure de renverser un régime, il était conscient qu’un tel mouvement pouvait se passer en Russie. Puis, en 2014, il a réalisé que le renversement du régime en Ukraine était un autre mauvais exemple pour les Russes. Poutine a toujours vu l’Ukraine comme un terrain de jeu. Il ne pense pas que l’Ukraine ait une existence réelle et indépendante, alors s’il le faut, il est prêt à frapper et à utiliser la force. Lors de leur dernier exercice en avril dernier, les Russes ont d’ailleurs laissé leurs équipements sur place. Ils ont retiré quelques milliers de militaires, mais ils ont laissé leurs chars et blindés autour de la frontière ukrainienne. Les Russes peuvent intervenir à n’importe quel moment.
“Les Russes peuvent intervenir à n’importe quel moment”
ML- Lors de son élection en 2019, le nouveau président Volodymyr Zelensky s’était positionné comme étant l’homme de la situation pour faire la paix avec la Russie. A-t-il été en mesure de faire des rapprochements du moins avec Vladimir Poutine pour trouver un terrain d’entente ?
RW : Deux ans après son élection, Zelensky est devenu en quelque sorte le nouveau Porenchenko en termes de relations avec la Russie. L’ancien président Petro Porenchenko était très dur à l’égard de la Russie – du moins en public –, puisqu’il était quand même plus clément dans les coulisses. Il n’en demeure pas moins qu’il défendait avec force l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN et il était principalement tourné vers l’Europe. Pendant sa campagne électorale, Zelensky s’était positionné comme l’anti-Porenchenko, il disait qu’il était prêt à faire la paix, mais il réalise maintenant que les Russes ne sont pas prêts à un compromis et à s’entendre pour des questions d’intérêt. Inévitablement, Zelensky n’a pas eu le choix d’adopter une nouvelle position. La plupart des présidents ukrainiens font cette évolution, parce qu’ils veulent que l’Ukraine reste un pays indépendant.
ML- Le Canada a des liens étroits avec l’Ukraine depuis longtemps, quel peut être son apport dans la région ?
RW : Depuis 2015, le Canada est engagé dans la mission UNIFIER avec d’autres pays en Ukraine. On a environ 200 soldats postés pour entraîner les forces armées ukrainiennes. La mission a été renouvelée à deux reprises. Ce sont des mandats de 3 ans renouvelés par le gouvernement canadien à la demande de l’Ukraine. Pas moins de 25 000 soldats ukrainiens ont été entraînés jusqu’à maintenant, mais le lieutenant-colonel Côté sera en mesure de plus vous en parler.
ML- Lieutenant-colonel Côté, vous avez été déployé en Ukraine pendant six mois en 2019, en quoi consiste exactement la mission UNIFIER à laquelle vous avez participé ?
FC- La mission UNIFIER est une mission à deux volets. Premièrement, elle vise à professionnaliser les forces ukrainiennes pour les rendre compatibles éventuellement à une intégration au sein de l’OTAN. Deuxièmement, elle a été mise en place pour renforcer les compétences tactiques des forces ukrainiennes afin de mener le conflit dans l’est du pays. La mission canadienne est la seule qui a une empreinte partout au pays.
ML – Concrètement, quel type d’entraînement est offert aux forces ukrainiennes ?
FC- Le Canada est très impliqué dans le développement et la professionnalisation du corps des sous-officiers. L’OTAN exige à l’Ukraine d’avoir un corps de sous-officiers efficace pour adhérer à l’organisation. De plus, notre travail est d’aider à la formation des militaires pour l’armée ukrainienne qui combat dans l’est du pays. Étant donné que la majorité des militaires sont des circonscrits, qui s’entraînent pendant environ six mois, et qui sont envoyés au front de six mois à un an, les forces ukrainiennes doivent constamment former de nouveaux soldats. Chaque année, elles se retrouvent à devoir rebâtir de nouvelles unités de combat puisqu’elle perd ses combattants chevronnés.
ML – Le Canada n’est pas le seul pays à entraîner les forces ukrainiennes, quelle est votre collaboration avec les autres pays de la mission ?
FC- Les pays qui participent à l’effort de formation ne sont pas là sous l’égide de l’OTAN. On y retrouve, entre autres, les États-Unis, la Grande-Bretagne, la Pologne, la Lituanie, la Suède et le Danemark. Comme nous n’avons pas de structure de commandement, le Canada se retrouve égal aux autres pays. Cependant, on arrive à s’entendre avec le bon vouloir de chacun. Heureusement, on est presque tous formés sur le même moule. L’OTAN fonctionne de façon plus ou moins standardisée. On se rejoint relativement facilement entre Canadiens, Britanniques ou Américains. Dans notre jargon militaire, quand on parle d’effort principal, tout le monde comprend. On a presque tous le même système d’entraînement, alors quand on parle aux Ukrainiens de l’approche systémique à l’entraînement, on leur dit la même chose. Ceci fait en sorte qu’à l’intérieur même des contraintes de chaque pays, de nos contraintes nationales, on est quand même capable de se synchroniser.
ML – Dans quelle mesure les forces armées ukrainiennes ont-elles besoin de formation et de renfort extérieur pour devenir une armée, disons, plus moderne et à la fine pointe des technologies ?
FC- Je crois d’abord que les forces armées ukrainiennes sont compétentes et sont capables d’opérer dans le cadre qu’elles opèrent. Elles réussissent d’ailleurs à contenir la poussée russe dans l’Est, peut-être pas de la manière la plus efficiente, mais elles y arrivent. Néanmoins, cette armée a été forgée à l’école soviétique et a reçu peu d’investissement depuis l’effondrement du bloc de l’Est en 1989. Elle a gardé son modèle de l’armée soviétique, basée sur la conscription et on compte environ 50 000 conscrits. Je pourrais dire que l’armée ukrainienne est comme une composante réduite de l’armée soviétique. Son modèle est très centralisé, hiérarchique, et dans les couches supérieures, il y a encore des chefs qui sont très ancrés et attachés aux méthodes d’avant. L’armée ukrainienne est loin des structures de nos armées : petites, professionnelles, réduites en fonction de la population, et très appuyées sur la technologie.
ML- Lorsque vous étiez sur place, sentiez-vous que l’armée ukrainienne avait l’intention de changer leurs plans initiaux afin d’être plus efficace pour résister l’armée russe ?
“Les forces ukrainiennes ne nous ont jamais montré un plan pour nous dire ce qu’elles voulaient accomplir”
FC- Les forces ukrainiennes ne nous ont jamais montré un plan pour nous dire ce qu’elles voulaient accomplir ou nous dire leurs priorités ou leurs échéanciers. Il y a une culture du secret très forte en partie héritée de l’époque soviétique. Il faut les comprendre, ils sont en guerre et la guerre est à leur porte. Ce n’est pas comme au Canada où la guerre se déroule à au moins un océan de distance. Alors, si on était dans leur situation, je ne crois pas qu’on ouvrirait nos plans même aux nations partenaires qui sont là pour nous aider.
ML-Croyez-vous que la mission canadienne pourrait être renouvelée pour un autre mandat ?
FC- En 2022, la mission va être due pour un nouveau renouvellement. Je n’ai aucune indication qui porte à croire que l’Ukraine ne redemandera pas au Canada de poursuivre la mission. Selon moi et si j’avais une boule de cristal, je ne vois pas non plus le Canada se retirer de l’Ukraine dans un avenir rapproché.
ML- Est-ce à dire que l’Ukraine est encore loin de pouvoir rejoindre les rangs de l’OTAN ?
FC- Il y a une volonté politique, mais c’est difficile à prévoir. C’est difficile à dire si les forces ukrainiennes seront prêtes, et est-ce possible qu’elles soient prêtes. Mais à vrai dire, je ne pense pas que l’état d’avancement des capacités des forces ukrainiennes soit le point d’achoppement à l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN. Il y a bien d’autres points litigieux et politiques qui font en sorte que son adhésion soit possible.
ML- Monsieur Waschuk, croyez-vous de votre côté qu’il est possible que les pays occidentaux puissent accepter l’Ukraine dans ses rangs ?
RW : Au sein de l’OTAN, certains pays occidentaux, principalement la France et l’Allemagne, sont toujours opposés à accepter l’Ukraine dans leurs rangs. Ils refusent encore son adhésion de même que celle de la Géorgie. Cependant, les pays de l’Europe de l’Est comme la Roumanie, la Pologne, ou les États baltes sont plus favorables à l’exception de la Hongrie. Le Canada a pour sa part toujours adopté la politique de la porte ouverte. En fait, le Canada soutient implicitement l’idée que l’Ukraine puisse se joindre à l’OTAN, mais il n’a jamais été en position d’agir, et il sait très bien que d’autres pays ne sont pas enthousiastes. C’est assez facile de dire oui à l’adhésion en sachant que quelqu’un d’autre va s’y opposer à sa place. Cela dit, depuis l’intervention de la Russie en Crimée, les soutiens de l’entrée de l’Ukraine dans l’OTAN sont de 50 % dans l’opinion publique alors qu’ils n’étaient que de 15 % avant l’éclatement du conflit.
Vous voulez en savoir plus sur la situation en Ukraine?
Le 10 juin dernier, l’ex-ambassadeur du Canada en Ukraine, Roman Waschuk, et le lieutenant-colonel Frédérick Côté ont fait une présentation des sources du conflit entre la Russie et l’Ukraine et des mesures diplomatiques et militaires prises par le Canada. Ce wébinaire du Conseil international du Canada – Québec a été présentée conjointement avec l’Institut militaire de Québec.
Vous pouvez le visionner ici.