L’ère Trump vient à peine de s’achever qu’elle peut déjà sembler lointaine. Au chapitre de la politique étrangère, le bilan du prédécesseur de Joe Biden s’avère particulièrement difficile à cerner; retiendra-t-on principalement la dégradation des relations sino-américaines, la déférence à l’endroit de Vladimir Poutine, les tentatives maladroites de rapprochement avec la Corée du Nord, le retrait de l’accord nucléaire avec l’Iran, ou encore la renégociation de l’ALÉNA?
Parmi tous ces repositionnements, un élément du legs de Donald Trump mérite davantage d’attention: la normalisation des relations entre pays arabes et Israël dans le cadre des Accords d’Abraham orchestrés par Jared Kushner, le gendre et proche conseiller de l’ex-président. Ces accords, survenus dans le dernier acte de sa présidence, risquent de constituer un élément crucial de son legs en matière de politique étrangère.
Les Émirats arabes unis (EAU) ont été premiers à signer. En août 2020, le petit mais riche État pétrolier a été le premier pays du Golfe à normaliser ses relations avec Israël (et le troisième pays arabe à le faire, après l’Égypte en 1979 et la Jordanie en 1994). Cet accord prévoit entre autres le rétablissement des relations diplomatiques et la signature d’accords bilatéraux dans plusieurs secteurs, dont la sécurité et le tourisme. Depuis sa signature, le rapprochement entre les Émirats et Israël va bon train : vols commerciaux entre Abu Dhabi et Tel-Aviv, ouverture d’un bureau de l’Abu Dhabi Investment Office en Israël, inauguration d’une ambassade israélienne en sol émirati, préparation d’une visite d’État, pour citer quelques exemples.
« Ces développements auraient été complètement impensables quatre ans plus tôt, avant que l’homme derrière The Art of the Deal ne soit porté au pouvoir. »
Mais s’ils étaient premiers, ils n’ont pas été derniers. Bahreïn, le Soudan, et le Maroc ont aussi rapidement signé des accords avec l’État hébreu dans les derniers mois de sa présidence. Ces développements auraient été complètement impensables quatre ans plus tôt, avant que l’homme derrière The Art of the Deal ne soit porté au pouvoir. Pour réussir à finaliser ces accords avant les élections de novembre, l’administration Trump n’a pas hésité à offrir des incitatifs alléchants: les Émirats ont eu droit à des avions de chasse F-35, le Soudan a été retiré de la liste américaine de pays soutenant le terrorisme, et le Maroc a obtenu la reconnaissance de sa souveraineté sur le Sahara occidental — un territoire classé non autonome par l’ONU et disputé par Rabat et les indépendantistes du Front Polisario.
Les plus optimistes concluront que ces accords ont permis de normaliser des relations déjà existantes mais discrètes entre Israël et ses voisins arabes, en plus de créer du mouvement dans un dossier qui stagnait depuis des décennies. Les sceptiques souligneront quant à eux l’absence de gains pour les Palestiniens – le premier ministre israélien Benjamin Netanyahu ayant affirmé que l’annexion de territoires palestiniens occupés en Cisjordanie n’était que « sur pause » — en plus de s’inquiéter du penchant autoritaire que les signataires de ces traités semblent partager. Le leadership palestinien a d’ailleurs fustigé les ententes, qu’il a qualifiées de « coup poignard dans le dos » et de « trahison ». À Rabat, une manifestation en soutien aux Palestiniens a rassemblé quelques centaines de personnes, mais a rapidement été dispersée par les autorités.
Toujours est-il qu’au moment de leur signature, les Accords d’Abraham ont été largement salués sur la scène internationale — y compris par Joe Biden. Le Canada s’est réjoui « d’une étape historique et positive vers la paix et la sécurité dans la région », la France a parlé d’un « nouvel état d’esprit » et les Nations unies ont évoqué une « occasion » de reprendre des négociations « substantielles » entre Israéliens et Palestiniens. Ce succès diplomatique au Moyen-Orient ne s’explique pas seulement par l’attrait des carottes offertes par l’administration Trump aux pays arabes, mais aussi par la propension de l’ex-président américain à faire fi des normes qui régissent le système international.
Ce style imprévisible et impétueux a aussi failli mener à de dangereux glissements. Pensons à l’assassinat du général Qassem Soleimani en sol irakien en janvier 2020, qui a provoqué une escalade de violence avec l’Iran. Mais dans le cas des Accords d’Abraham, la méthode Trump a permis d’aligner les intérêts de certains pays arabes à ceux d’Israël. D’un côté, Benjaim Netanyahu, affaibli par des scandales de corruption dans son pays, savait qu’il ne trouverait pas de meilleur allié que Trump pour négocier une entente favorable à l’État hébreu. Idem pour les Émirats arabes unis, qui ont décroché un contrat d’armement controversé sans être particulièrement inquiétés par rapport à leur bilan en matière de droits humains. Le Maroc a aussi tiré son épingle du jeu en obtenant un appui inespéré à ses revendications de souveraineté sur le Sahara occidental. Selon le consensus international datant de plusieurs décennies, cet épineux dossier aurait devrait être réglé à l’aide d’un référendum d’autodétermination – et certainement pas par un tweet du président américain.
Or, maintenant que la variable Trump est hors de l’équation, quel sera l’avenir des Accords d’Abraham? Pour la politologue Yasmina Abouzzohour, il est « trop tôt pour dire », si l’administration Biden reviendra partiellement sur ces accords ou si au contraire, elle poursuivra sur la lancée de l’administration précédente. En octobre, l’envoyé spécial du président Trump au Moyen-Orient affirmait que d’autres pays arabes pourraient normaliser leurs relations avec Israël, et ce, même si Trump n’obtenait pas de deuxième mandat.
« La paix est une chose que tous devraient célébrer et voir comme une chose positive. Nous espérons sincèrement que, peu importe qui gagnera l’élection, les Accords d’Abraham continueront de grandir », faisait alors valoir Avi Berkowitz, maintenant nominé pour un prix Nobel de la paix aux côtés de Jared Kushner.
Le nouveau secrétaire d’État Antony Blinken ne semble pas écarter cette possibilité. « Le fait qu’Israël normalise ses relations avec ses voisins et d’autres pays de la région est un développement très positif. C’est pourquoi nous avons applaudi [les Accords], et nous espérons avoir l’occasion de bâtir là-dessus dans les mois et les années à venir », affirmait-il lors d’une conférence de presse le mois dernier. Blinken a néanmoins précisé que son département allait réviser certains des engagements pris par l’administration précédente dans le cadre des accords, notamment la vente d’avions F-35 aux Émirats.
« À ce stade, il me semble improbable que Biden prenne le risque de contrarier des alliés régionaux importants en annulant les accords, observe Yasmine Abouzzohour, une spécialiste du Maroc qui œuvre au Brookings Institute. Le timing de certains de ces accords peut créer des inconvénients pour l’administration Biden, mais [elle] est plus préoccupé par d’autres dossiers au Moyen-Orient, notamment ceux de l’Iran et du Yémen. »
Pour preuve, les États-Unis viennent de retirer leur soutien à l’Arabie saoudite dans la guerre que le royaume wahhabite mène au Yémen. Washington reconsidère la vente à Riyad de munitions à guidage de précision en plus de retirer les rebelles houthis yéménites de sa liste de groupes terroristes – deux décisions qui marquent une nette rupture avec la politique étrangère de Trump. Sur la question israélo-palestinienne, la rupture entre l’équipe Trump et l’équipe Biden demeure moins évidente. La nouvelle administration a déjà annoncé qu’elle reprendrait contact avec l’Autorité palestinienne en plus de rétablir l’aide humanitaire aux Palestiniens, mais qu’elle n’a pas l’intention de revenir sur la décision de déménager l’ambassade américaine de Tel-Aviv à Jérusalem.
À l’image de Justin Trudeau en 2015, Joe Biden déclare haut et fort que les États-Unis « sont de retour » sur la scène internationale; un retour au calme qui comportera assurément plus d’appels au multilatéralisme et moins de tweets incendiaires. Sur la question israélo-palestinienne, la stratégie de l’administration Biden reste toutefois à clarifier. Pour Ottawa, qui arrime souvent cette facette de sa politique étrangère à celle de Washington, les prochaines actions de l’administration Biden à ce chapitre seront décisives.